Nouveau roman en série de Guillaume Macaire : chapitres 20 et 21

25/06/2021 - Actualités
La verve et le verbe ! Guillaume Macaire parvient à traduire son aisance orale sur le papier. Le célèbre entraineur vous conduit ainsi avec délice sur les traces obscures de Red Fernand le traficant, pendant que son jeune héros Juan Bautista applaudit au débarquement de sa princesse polonaise à Paris.
 
Résumé du 1er roman : l'un des top jockeys de plat en France, Jean-Barnabé Ermeline se préparait à disputer avec une 1ère chance le Prix de l'Arc de Triomphe en selle sur son champion Enigmatique. Mais à la suite d'aventures rocambolesques, il se retrouve à l'hôpital avec une balle dans la cuisse. Télécharger " A Cheval, à pied ou en voiture. "
 
 
CHAPITRE 20 : RED FERNAND DANS LA TOURMENTE
 
Red Fernand bien que tordu et malfaisant n'en n'était pas moins un homme de métier. Il avait passé de nombreuses années au service du cheval et ce n'était pas à un vieux singe que l'on allait apprendre à faire la grimace ! Sa petite combine miteuse fonctionnait. Si certains aigrefin avaient encore tenté « d'améliorer » la performance pour jouer à coup sûr (encore que du coup sûr aux courses, il n'y en a jamais), le Fernand, lui, se contentait d'enlever au grand favori toute chance de gagner ! Beaucoup plus facile à réaliser.
 
Habituellement, quand il était encore le garçon de voyage de Torres Meca et pour être sûr de l'efficacité de son traitement, il se servait d'un drogueur, sorte de gros clystère muni à son embout d'un tube coudé qui permet d'aller plus loin dans la gorge du cheval pour être sûr qu'il ne recrache pas le mélange qu’on veut lui faire prendre. Une fois embarqué dans sa stalle de camion, le cheval était docile. En général, ils roulaient quelques kilomètres, et avant l'autoroute s'il était accompagné d'un autre employé de la maison Torres Meca, au prétexte de réguler la température en ouvrant ou fermant fenêtre et vasistas, il se glissait dans la caisse indépendante de la cabine. Là, il avait tout le loisir de récupérer le clystère qu'il avait préalablement caché et qu'il pressait dans la gorge de l'animal qui ainsi, ne ferait plus l'arrivée ! Comme il concentrait la dose, il était certain de l'efficacité de la mixture dans un estomac vide puisqu’on n’alimente pas les chevaux avant une course. Le plein effet était donc atteint deux à quatre heures après, au moment de la course… Absolument indétectable ensuite.
 
C'était devenu beaucoup plus compliqué pour lui maintenant qu'il n'avait plus cette possibilité. Dans un seau, la concentration de bicarbonate qui rend l’eau très salée  peut rebuter le cheval qui, non habitué, refusera de boire. Les chevaux sont toujours très méfiants voire inquiets devant quelque chose de nouveau pour eux. De surcroît, pour que l'efficacité soit maximale, il ne fallait que deux ou trois heures entre l'ingestion et la course. Et comme Fernand ne savait pas que Jean Barnabé avait échangé le seau de Talmondais, il se demandait si celui-ci durant la nuit avait bu un peu, beaucoup ou pas du tout de la solution sodique. D'autant plus que le lendemain, il n'y avait plus de seau dans le box et qu'il n'avait pas pu jauger le niveau d'eau.
 
Sa correction de l’après-midi et les stigmates qu'il portait encore sur son corps ne pouvaient que le conforter dans cette inquiétude. En le laissant par terre à sa douleur, les deux gorilles qui l'avaient tabassé le long du bois Saint-Denis lui avaient fait comprendre :
« Tu as intérêt à faire oublier cette regrettable erreur rapidement par quelque chose d'efficace, ordre du patron ! On t'appelle demain, compris ? »
Il avait compris la leçon en se relevant tant bien que mal, mais il ne comprenait que trop bien que ce n'était pas aussi simple à mettre en œuvre que ses associés le pensaient.
Comme promis, il reçut un coup de fil le lendemain, jour de repos, et l'ambiance n'était pas à la rigolade :
« On a perdu gros avec tes conneries et je ne suis pas tout seul. Mes amis n'aiment pas flamber pour rien, alors magne ta gueule de con et rapidos ! Tu sais comment me joindre, alors let's go ! »
 
Il était revenu à l'écurie le surlendemain en rasant les murs car les railleries fusaient de la part des lads rarement compatissants :
«  Alors ? Tu es tombé dans les escaliers, mon pauvre Fernand ? Ou c'est Maman qui t'a mis une branlée ? »
Il avait hésité, vu son état, à aller chercher un arrêt de travail pour éviter ce genre d'invectives mais, à la simple idée de donner des explications à un médecin à qui il aurait eu du mal à cacher la raison de son arrêt, il s'était abstenu et était revenu travailler dans l'état.
 
Jusque-là, Fernand avait été assez chanceux, ses commanditaires surtout. Il avait touché gros une paire de fois sur des chevaux à côte substantielle, alors que le Torres Meca parti à moins d'égalité ne s'était pas traîné.
Fernand ne devait toucher que de maigres subsides pour sa base besogne, en réalité. Dix pour cent pour être précis mais dix pour cent de quoi ? Puisqu’il ne savait même pas combien ils avaient joué et encore moins combien ils avaient touché ! Fernand de son côté n'oubliait pas quand cela sentait bon (et on dit que l'argent n'a pas d'odeur !) d'aller « à la baraque » et profitait de l'aubaine pour amener quelques billets verts. Il était obligé de faire ses jeux ailleurs qu’à Chantilly ou Lamorlaye où il aurait été pisté. Irrémédiablement. Et il passait à la caisse de façon satisfaisante, pour lui en tout cas, car ses ambitions étaient celles d'un gagne-petit.
 
Red Fernand ne savait pas non plus à qui il avait affaire. Presque tous les contacts se faisaient par téléphone, excepté pour toucher ses émoluments ou pour se faire châtier comme cette fois-ci. Mais rien ne ressemblait plus à un gorille qu'un autre gorille, tout de noir vêtu, cheveux plaqués et lunettes de police américaine. Heureusement, à part quelques réunions excentrées à Deauville, Lyon La Soie ou à Pau, le plat commençait à prendre ses quartiers d'hiver et il serait tranquille pour quelques mois, au moins jusqu'à la reprise des courses en région parisienne au mois de mars. Mais, avant cela, il fallait leur « garantir » un gros favori battu.
 
Même en réfléchissant bien, Red Fernand n’en trouvait pas ! Le samedi et le dimanche à venir, même si les Torres Meca avaient des premières chances et pouvaient même gagner, il y avait beaucoup d'autres prétendants à la victoire, et de ce fait il y aurait d'autres concurrents beaucoup plus plébiscités au « betting » qu’eux. La mort dans l'âme et s'attendant au pire, Red Fernand appela ses commanditaires et dut leur avouer qu'il n'avait rien de possible pour l'instant. Ils se montrèrent coopérants mais un «  si tu veux pas qu'on revienne, donne-nous quelque chose avant la fin du mois » lui fit vite comprendre qu'ils n'allaient pas le lâcher comme ça !
 
La crainte et l'angoisse obligeant ses petites cellules grises à travailler vite et utilement. « Je crois que j'ai une idée » se dit-il …
 
CHAPITRE 21 : BULLE DE BONHEUR
 
L'escapade nordiste se solda par un facile gagnant avant que le sourire d'Ana ne rayonne sur l'hippodrome des Flandres au Croisé Laroche, banlieue chic de Lille. Mais le Nord reste le Nord, même si pour faire plus gai sans doute nos édiles ont cru bon de troquer récemment son nom en Hauts de France, et c'est bien vite que Juan Bautista s'empressa de prendre une douche et de quitter le vestiaire des jockeys. Il traversa rapidement l'hippodrome pour rejoindre sa voiture et la Comtesse polonaise, vêtue à ravir, l'aperçut à travers le public parsemé, lui fit un signe de la main et la rejoignit en direction du parking. Ils ne s'étaient pas encore parlés. Il s'était contenté d'un clin d'œil du haut de son cheval dans le rond de présentation pour ne pas se noyer dans ses yeux et rester concentré et, comme bien évidemment c'était son père qui tenait son cheval en main, il tenait à rester discret. Après avoir passé le poteau, cette victoire qui en elle-même était assez anodine, fut magnifiée par la seule présence d’Ana.
 
Briller devant elle avait une saveur inouïe pour lui.
 
De retour vers les balances, sur le dos de son vainqueur, il dominait la situation au propre et au figuré. Il échangea juste un court regard avec elle, mais son intensité était telle qu'il en fût pénétré dans tout son être.
Juan Bautista était de ceux qui savent, sans pour autant savoir l'expliquer, que le qualitatif de moments fugaces est autrement plus important que le quantitatif d'un plaisir routinier.
 
« Carpe diem » était un peu son « modus vivendi », puisque jeune, un peu déraciné, sans réelle famille à part un père qui n’en était pas vraiment un, il s’était construit avec une enfance chaotique. C'était sa façon à lui de prendre les choses positivement même quand elles ne l'étaient pas vraiment. Presque fataliste, il se rappelait souvent ce proverbe espagnol gravé dans la pierre du patio de la « finca » qu'il avait autrefois habité avec sa mère Noélia « La Vida es unacomedia para el hombre que piensa, unatragedia para el hombre que sabe ». Il n'était donc pas pressé de trop en savoir sur la vie, les hommes et les femmes qui la remplissent. C'était beaucoup moins compliqué de cueillir les roses de la vie quand elles étaient fleuries, sans trop philosopher, plutôt que de vouloir inverser des valeurs établies depuis la nuit des temps.
Les hommes s'inscrivent dans l'action, les femmes dans la durée…
 
Action donc, direction Paris !
 
Il ne voulait pas s'attarder en effusions sur le parking. Ils parlèrent de son voyage depuis Warsaw, des petits aléas inhérents et du bonheur d'être là ensemble. Très vite il se détendit complètement. Alors qu'ils arrivaient à la voiture, un collègue jockey qui luivenait pour monter la « der », lui fit signe, traversa deux travées de voitures avec empressement pour venir le saluer et accessoirement voir d'un peu plus près l’émoustillante créature qui accompagnait son pote...
« Tu ne me présentes pas ? » le railla-t-il amicalement.
 
Juan Bautista s’en trouva très embarrassé et quand le silence fut trop gênant, Ana se présenta d'elle-même et déclina son d'identité en omettant volontairement son appartenance aristocratique. Puis elle regarda sa montre et pour couper court à ce moment pesant, donna le signal du départ en la tapotant d'un air pressé.
« Pour vivre heureux, vivons cachés », se répétait-il intérieurement en démarrant. Cela va faire le tour de Chantilly dès demain cette histoire !
 
Jamais le retour du Croisé Laroche ne lui parut aussi court et agréable.Il regretta presque d'être arrivé à Paris. Il voulut se servir de son GPS pour programmer leur destination mais elle intervint :
« Je vais te guider. »
 
Juan Bautista fut impressionné par les splendeurs du palace parisien où sa maîtresse avait élu domicile. Rien qu'à leur arrivée déjà, quand le chasseur vint leur ouvrir la porte, stylé mais non obséquieux, le ton était donné et renforçait encore l'influence de sa maîtresse sur lui. Il était flatté qu'elle lui consacre un tel traitement mais ne préférerait pas creuser plus loin et chercher les véritables motivations de la Comtesse Ana... Elle lui avait dit dans la voiture qu'elle avait prétexté un aller-retour à Paris pour tenter d'acheter un cheval ou deux (pour colmater certaines pertes en chevaux qu'ils avaient connues cette année), qu’elle espérait un « réclamer » ou une bonne affaire à Deauville où se tenaient les ventes les jours suivants. Elle lui avait d'ailleurs proposé de venir la conseiller en Normandie pour cet achat. Il lui avait répondu qu'il en serait ravi mais que lundi il devait aller monter à Lyon et que cela serait compliqué.
 
« J'ai peut-être une solution pratique pour que tu me rejoignes là-bas » se réjouit-elle en l'embrassant dans le cou, volubile. Il répondit évasivement en laissant toutefois la place pour qu'un tel projet puisse se développer.
Pour le dîner, elle avait choisi un établissement aux allures de bordel, époque Napoléon III. L'ambiance oscillait entre restaurant romantique ou lupanar. Il savourait ce moment à sa juste valeur comme ils le firent au Plaza Athénée jusqu'à une heure avancée de la nuit.
 
Juan Bautista dormit longtemps ce matin-là. Aucune importance, se justifiait-il en s'étirant comme un chat. À part aller aux courses, il n'avait rien d'autre à faire d'ordre professionnel. Le petit déjeuner dans un palace est toujours un moment de qualité et Ana et son beau brun en profitèrent, de cela et du reste d'ailleurs car ils vécurent intensément cette villégiature. Si l’épisode nocturne fut intense et plein d'émotion, la journée que Juan Batista avait à vivre promettait de ne pas l'être moins.
Professionnellement parlant, il sentait qu'elle pouvait donner le «  tempo » à la saison à venir. Marquer les esprits avant la trêve hivernale serait le véritable lancement de sa carrière de jockey, qui, si elle se valorisait de jour en jour, pourrait alors prendre tout son relief. Et puis, bien sûr, ces poulains là pouvaient être l'ascenseur qu'il ne fallait pas rater pour monter plus haut dans les étages. Ils avaient quelque chose que les autres n'avaient pas, cette différence, cette classe qui fait la magie du pur-sang. Certes, cette touche magique n'était pas encore visible aux yeux de tous, mais son patron et lui savaient, ou plus exactement avaient de bonnes raisons de le croire, car en vrais professionnels ils se gardaient bien d'affirmer de façon péremptoire.
 
« Je les aime bien ces deux-là » disait plus volontiers Javier Torres Meca.
 
D'autant qu'il pensait que la classe chez le cheval de course est quelque chose de rare bien sûr, mais aussi de très fugace, et qu'il ne faut pas le galvauder. Pour lui, l'utiliser à tort et à travers le matin à l'exercice était l'assurance de voir cette classe pure se dissoudre à cause d’un travail trop époustouflant sur les pistes d'entraînement. Son maître, un grand entraîneur aujourd'hui décédé, lui disait souvent : « Tu vois, la classe chez un pur-sang, c'est comme une perle qui serait enfermée dans un écrin et qui perdrait un peu de son éclat à chaque fois qu'on l'ouvre pour vérifier si elle est toujours là ! »
 
En clair la classe ne se fabrique pas par le travail, elle est innée ! Il faut plutôt l'amadouer, lui donner les moyens de s'exprimer le jour de la course par une savante mise en condition qui s'obtient par un dosage adapté à chaque cheval. Il n'y a pas deux chevaux totalement similaires et, si le tronc commun qu’est le débourrage et l'éducation du jeune cheval à devenir un vrai coursier est le même pour tous, une fois la personnalité de chaque individu défini, le bon entraîneur saura donner à chacun de ses pensionnaires le travail adéquat afin de le sublimer. Qu'il s'agisse de Dominion ou d’El Efficiente, les deux étaient en cette fin d'année dans leur «  tenue de marié ». Ils avaient gardé un « poil de souris » et étaient probablement arrivés au summum de leur condition, ce qui n'était pas le cas de certains de leurs congénères qui, sur la brèche depuis le début de l'année, étaient un peu « passés ». Toutefois, le programme de course étant arrivé à son terme, le choix des courses plates était plus restreint, les partants plus nombreux et la qualité des protagonistes nettement plus affinée.
« Para vencer sin peligro, unotriunfa sin gloria » aimait aussi scander l'entraîneur ibérique quand il n'était pas complètement sûr de son coup.
 
Mais l’est-on jamais avec des chevaux de course ?
 
Bérengère roulait tranquillement en compagnie de sa cousine en direction de Saint-Cloud. Elle s'était relookée de pied en cap dans le but d'être « adorablement flashy » comme lui avait dit sa cousine en voyant le magnifique manteau « très couture » qu'elle s'était offert la veille à dessein. Elle allait aux courses à l'occasion mais plutôt à Chantilly où elle se rendait en voisine et entre bandes d'amis et où la toilette et les beaux atours n'étaient pas la préoccupation première.
 
Si elle n'avait que des renseignements très vagues, sûrement déformés et transformés par une rumeur véhiculée par des esprits un peu trop limités des gens du métier sur la comtesse Ana, elle s'était pourtant figuré un personnage bien précis. C'était surtout son âge qui l’avait interpellée. Elle avait du mal à comprendre l'intérêt de Juan Bautista pour une femme qui devait avoir le double de son âge, bien évidemment au détriment de sa fraîcheur à elle. Consciemment ou inconsciemment, allez savoir, elle avait modifié totalement son look pour se positionner en « femme ». Le manteau, magnifique au demeurant, les bottes à hauts et fins talons, la coiffure, bref tout son être avait subi un lifting dont elle n'avait sans doute pas besoin. Sophistiquée à ce point qu’à son arrivée au parking des jockeys à Saint-Cloud, là où elle avait ses entrées le portier faisant partie de ses ex, plusieurs personnes ne la reconnurent pas d'emblée et elle eut droit à plusieurs « Oh, excuse-moi, je ne t'avais pas reconnu avec ton manteau de mannequin ! » ou « Ouah ! Top ma chérie, je me demandais qui était cette bombasse ! » Une certaine satisfaction l'envahit alors et la conforta dans sa démarche. Elle récupérera au guichet les deux invitations que Juan Bautista avait laissées à son intention. Elle en fut satisfaite en constatant qu'il avait bien pensé à elle et ne l'avait pas oublié malgré le stress qui devait être le sien.
 
Comme elle aimait les courses, elle les suivait tous les jours par Paris Turf interposé, mettant sa pièce à l'occasion. Après la victoire de Compiègne Juan Bautista et elle avaient parléde ce Dominion et même du 2 ans né en Espagne. Elle n'était donc pas une novice des courtines, bien au contraire. Elles allèrent boire un café au bar du hall alors que la première était déjà en piste. Il y avait du monde en ce 11 novembre sur l'hippodrome du Val d'Or et elle vit encore au nombre de regards qu'elle attirait, que son manteau ne passait pas inaperçu, persuadée que ce qu'il contenait n'était pas mal non plus ! Cela lui donnait de l'assurance pour la suite auprès de son jockey préféré. L'arrivée fut âprement disputée mais elle ne fut pas au goût de tous à en croire un maghrébin qui interrogeait, dépité, un autre flambeur désabusé, tout en laissant échapper mollement de ses mains une pile de tickets perdants. Il demandait à son acolyte, au bord des larmes, des trémolos dans la voix, le tout avec un fort accent de là-bas « Qu'est-ce que je vais donner à manger à ma femme et à mes enfants jusqu'à la fin du mois maintenant ? Tu peux me le dire mon frère ? »Le frère taiseux ne semblait pas mieux loti à observer l'élévation de ses sourcils et le mouvement de sa bouche, et il lâcha « J’ti l'avais dit, faut pas li jouer les pouliches, té toujours niqué. »
 
Elles quittèrent la faune interlope de turfistes de tous bords, de toutes ethnies, aux motivations si différentes, mais que pourtant, malgré tout, la magie du turf et l'appât du gain avaient réunis pour cette messe païenne qui faisait, pour un moment, tomber quelques barrières sociales. Elles regagnèrent l'air libre alors que les chevaux arrivaient devant la salle des balances pour être désellés par les jockeys et recouverts par leur garçon de voyage.
 
Si le soleil brillait, l'air était vif en ce jour d'armistice.
 
Tout en pensant aux mille autres orientations qu'elle voulait voir se stabiliser dans sa vie (les femmes s'inscrivent dans la durée…) Bérangère s’était accoudée à la barrière de l'enclosure des balances et elle regardait la beauté du spectacle offert par ces pur-sang qui tournaient devant elle, les naseaux dilatés, les muscles saillants, vibrant de tout leur être, quand, mue par ce sixième sens que la gente féminine est la seule à posséder… elle la vit !
En face d'elle, de l'autre côté du gazon synthétique, simplement séparées qu'elles étaient par les premiers de la course qui commençaient à regagner les écuries.
 
Elle était là, c'était-elle ! Elle en était sûre, elle le sentait…Passée la première et violente réaction épidermique, elle évita de lui lancer des regards trop assassins et décida d'en avoir le cœur net. La compagnie de sa cousine allait toutefois lui causer quelque embarras car elle n'était pas sa confidente. Maintenant qu'elle avait à enquêter, le rôle de faire valoir de sa cousine devenait caduc. Pour ne pas éveiller les soupçons de sa parente, elle attendit un peu, toujours accoudée aux barrières, et fit mine d'étudier son programme pour laisser « celle » dont elle voulait tout savoir, prendre les devants.
 
La sculpturale blonde, la Comtesse Anna, nonchalamment mais élégamment, se dirigea vers le rond de présentation voisin, s'immobilisa, sortit de sa poche un téléphone, et répondit. Elle était là, statique, l'air absorbé par sa conversation. Adossée à un tilleul, Bérengère se remit la tête dans son programme, un œil sur les partants, un œil sur la blonde au téléphone. La conversation téléphonique (qui dura bien cinq minutes) terminée, les premiers chevaux de la seconde parurent à l'entrée du rond de présentation. Un homme aux tempes grisonnantes, portant beau, à l'élégance discrète mais probablement étudiée, vint au-devant de celle que Bérengère avait d’un seul regard tout de suite détestée, instinctivement ! Il levait les bras l’air réjoui de la rencontrer. Ils s'embrassèrent chaleureusement et il la prit par le bras vers le rond de présentation.
 
Suitée de sa cousine après un péremptoire « Allons voir les chevaux de la deux » ! », Bérengère se rapprocha d’eux pour tenter d'entendre leur conversation. Ils parlaient en anglais, lui avec un fort accent germanique,alors qu’elle semblait parfaitement manier la langue de Shakespeare. Elle se croyait un peu dans le film de James Bond car la blonde, objet de tous ses tourments, lui faisait penser à l'actrice qui incarne une espionne russe dans un des films de Ian Fleming qu'elle avait revu à la télé deux jours auparavant et que, peut-être elle interprétait inconsciemment cela comme un signe.
 
Son anglais scolaire ne lui permit que de décoder des bribes de conversation. C'était surtout lui qui parlait et son fort accent  compliquait davantage la tâche. Maintenant, ils échangeaient en français. Par déduction, elle pensa qu'il était Suisse et qu'il était en France pour les ventes de Deauville qui devaient se tenir dans les jours suivants. Elle commença à douter de son instinct que la jalousie avait exacerbé. Et si tout cela n'existait que dans son imagination ? Entre les annonces des haut-parleurs, les pas des chevaux sur le sol du rond de présentation, sa cousine qui lui posait des questions, les autres conversations, elle avait beaucoup de peine, malgré ses efforts, à comprendre quelque chose de leurs échanges. Ce dont elle était sûre, c'est que si leur rencontre était fortuite, ils se connaissaient déjà, qu'ils n'étaient pas ensemble et que cette femme, dont la présence la contrariait, n'était pas une habituée du pesage de Saint-Cloud. Ils gagnèrent les tribunes. Hélas, elle ne put se placer à proximité d'eux, ni même les voir car elle et sa cousine étaient situées plus bas dans les gradins.
La suivante était la course d'El Efficiente et donc elle avait décidé d'accompagner la chance tant elle avait senti transpirer la confiance que Juan Barnabé avait en lui pour la victoire. Le beau poulain espagnol avait sûrement beaucoup progressé depuis ses débuts Compiégnois. L'allongement de la distance et l'assouplissement du terrain étaient autant d'éléments plaidant en sa faveur aujourd'hui. Seule ombre au tableau, il n'y avait pas grand monde pour aller devant dans cette course qui risquait de se limiter à une séance de « sur place » pour commencer et à un déboulé pour finir dans la ligne droite. À ce petit jeu, El Efficiente avait tout à perdre. Aux ordres, son éleveur propriétaire, toujours aussi jovial, avait dit à Juan Bautista dans sa langue maternelle et en parlant haut et fort, ce qui ne manquait pas de détonner au milieu des conciliabules de professionnels des autres entourages : « Lo que hacesestara bien hecho ». Finalement, un Allemand, qui ne comptait que des performances médiocres dans son pays, se retrouva vite devant car il n'avait pas d'autre solution de toute évidence... À la sortie des boîtes où il faillit en coucher deux, son jockey le fit savoir par un sonore « no control guys, no control ». Les autres concurrents n’accordèrent aucun crédit à sa fuite en avant et le laissèrent faire.
 
Seul Juan Batista profita de l'aubaine. Son deux ans à l'action longue et fluide suivit le fuyard « teuton » sans qu'il ne lui demande aucun effort pour cela. Au bout de la ligne d'en face, la situation était bien définie. Le Germanique qui s'était un peu posé était toujours devant, Juan Bautista à une longueur et demi en vitesse de croisière et le reste du peloton nettement plus loin. À la « fouilleuse », le leader commença à se reprendre, peut-être pour souffler un peu. Juan Bautista ne voulait absolument pas qu'El Efficiente soit en dessous de sa vitesse naturelle. Il voulait profiter du terrain couvert à chaque foulée par sa monture, aussi il déboîta légèrement et vint à trois quarts de l'allemand qui repartit sous la pression. Juan Bautista se rangea à nouveau derrière lui en espérant qu'il puisse l'emmener ainsi le plus loin possible. Un bref coup d'œil entre ses jambes pour voir où en étaient les autres, et il se dit intérieurement : «  je n'ai fait aucun effort, les autres ont cinq, six longueurs à refaire, dès que devant il faiblit, je démarre ! » Le poulain d'outre-Rhin ne baissa pas pied tout de suite au point que le jockey d’El Efficiente craignit un instant qu'il les fasse tous marron ! Mais, au 350, il se mit au pas… et se mit à reculer inexorablement. Juan Bautista démarra alors et, le temps pour son partenaire de s'équilibrer, consolida une avance qui s'avéra souveraine jusqu'au poteau.
 
Juan Bautista savourait et gratifia El Efficiente d'une grande claque sur l'encolure, son père attendait en bord de piste, longe à la main, souriant à s'en décrocher la mâchoire. Le retour aux balances fut chaleureusement fêté, la volubilité du Sud s'extériorisant à loisir. Le bonheur de celui qui l'avait fait naître faisait vraiment plaisir à voir comme celui de tous ceux qui ceignaient l’enclosure des balances et qui communiaient sincèrement.
 

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