Nouveau roman en série de Guillaume Macaire : chapitres 22 et 23

 

Bérengère palpait avec délice dans la poche de son manteau de couverture de magazine la liasse de tickets dont elle jaugeait l'épaisseur du bout de ses doigts. Épaisseur annonciatrice d'un joli passage à la caisse ! Elle voulait absolument féliciter Juan Bautista sur le chemin des balances et se fraya un chemin à travers le public qui avait largement répondu présent en cette journée de commémoration. Les Espagnols faisaient tant de bruit qu'ils accaparaient tous les regards et celui de Juan Bautista ne faisait pas exception. Tous ces événements heureux avaient momentanément fait oublier « l'autre » à Bérengère et elle aurait bien voulu que « son » Juan Bautista lui manifeste son appartenance par un petit signe qui n’eut été que pour elle. Un peu déçue quand même, mais fière, finalement concernée et surtout heureuse de cette réussite conjuguée que la cousine également semblait apprécier, presque émerveillée.

 

La suivante était la course de Dominion. Jamais depuis le début de sa carrière en France, Juan Bautista n’avait ressenti une telle confiance en lui et en son partenaire. Même si une course reste une course, et que tous les professionnels et les turfistes savent que tant que le poteau n'est pas passé, rien n’est acquis et que tout n'est que spéculations et fariboles... pourtant, là, il sentait le cheval si fort, si arrivé au summum de sa condition pour le jour J, qu'il n'envisageait rien d'autre qu'une victoire qui ferait date ! L'excès de confiance, il le savait bien, pouvait être un réel ennemi aussi et il ne se laissait pas abuser pour autant. D'autant qu'il n'avait pas la pression d'être favori, trois autres concurrents lui étaient préférés au « betting » car ils avaient des états de service plus fournis et plus glorieux.

 

Bérengère était, elle, partagée entre un « banco » sur Dominion, qui avait autrement plus de « gueule », et la politique de la fourmi. Bien qu'elle avait été convaincue par son jockey d'amour sur les moyens de Dominion, des « oui mais si » ou des « ce n'est pas une première chance au papier » s'inscrivaient en filigrane dans son esprit...

« Vous n'êtes pas fait pour les gros coups, mon cher, » disait le commandant Briand Charmery alias Jean Gabin, à Ripeux alias Louis de Funès, dans le Gentlemen d'Epsom, ce film culte qu'elle connaissait quasiment par cœur et qui avait été le film préféré de son père. Elle décida donc de ne pas s'en tenir là, et le neuf contre qu’elle vit afficher en côte probable de la décider. « A ce taux là » se dit-elle…

 

L'expérience de Compiègne avait porté ses fruits pour tous, jockeys et chevaux, certains se retrouvant en ce jour pour en découdre à nouveau.

 

Cette fois-ci, on ne laissa pas le jockey ibérique jouer la fille de l'air... On lui colla aux basques mais, Dominion n'en avait cure et cela n'eut pas de mauvaise influence sur son comportement. Il resta sage et posé sur la main de son pilote. Dans le dernier tournant, il semblait au petit canter quand d'autres étaient rentrés dans le rang depuis longtemps et que certains jockeys « appelaient l'essence » de façon véhémente. Au 400 m, ils restaient trois, peut-être quatre, en lice pour la victoire. Le favori de la course démarra le premier, assez sèchement d'ailleurs, et un gris à l'action rasante lui emboîta le pas, un troisième vint à leurs côtés, enveloppant quelques peu Dominion qui, avec sa grande action, ne pouvait pas réaccélérer aussi prestement. Le quatuor lutta ainsi pendant deux cent mètres et la situation se décantait. Dominion venait puissamment et semblait ne pas s'être totalement équilibré alors que les deux, qui le précédaient d'une longueur ou deux, semblaient commencer à tanguer sous l'action conjuguée de l'effort et des sollicitations de leurs partenaires.

 

À ce moment précis, le leader se déporta violemment sur sa gauche et Dominion et son jockey, surpris, n'eurent pas le temps de dévier leur trajectoire pour éviter le contact. Antérieurs et postérieurs des deux coursiers se mélangèrent, le premier s'affala lourdement expédiant son jockey comme une fusée dans les airs, et Dominion ne put l'éviter... Si ce dernier ne tomba pas, son jockey ne put éviter une séparation de corps extrêmement violente. Le cheval à l'origine de l'accident resté au sol reprit ses esprits, s'ébroua, puis se remit sur ces quatre membres, l'air sonné mais sans mal apparent. Il rejoignit alors au petit galop ses camarades qui revenaient, et son jockey, sain et sauf lui aussi, avait même réussi à l'intercepter. Juan Bautista restait inerte sur la piste. Le corps médical s’y précipita. Une tâche blanche et rouge à cent mètres en amont du poteau focalisait l’attention de tous les spectateurs, plus attirés par le malheur des uns que par le bonheur des autres.

Le « panem et circences » ferait-il encore recette ? Juan Batista était secoué de soubresauts mais avait perdu connaissance, et à voir l'agitation du médecin de service, l'inquiétude régnait. L'écho nasillard du talkie-walkie d'un auxiliaire, qui se trouvait à l'autre bout de la piste pour faire accès à l'ambulance, parvint aux oreilles de Bérengère : « Evacuation immédiate sur l'hôpital de Garches, ce sera encore plus rapide. » Le jockey n'était toujours qu'un point de couleur inerte sur la piste verte, entouré par des blouses blanches courbées en deux qui donnait à la scène l'aspect d'un rite curieux.

Dans un feulement, l'ambulance traversa la bande de gazon jusqu'au brancard où on avait allongé l'infortuné jockey. Avec mille précautions, qui ne semblaient pas de bon augure, il fut installé dans le véhicule sanitaire, qui très lentement évacua les lieux.

 

 

 

À l'hôpital de Garches, même un dimanche 11 novembre, l'activité est intense. Admis aux urgences, en réanimation plus exactement, le jockey ibérique était maintenant aux soins des spécialistes. L'attente pour Bérengère semblait interminable. Elle était seule à présent. Elle avait trouvé une voiture pour raccompagner sa cousine jusque Chantilly. Quand elle avait demandé des informations à l'infirmière de l'accueil, au faciès inquiétant de lanceuse de marteau Est-allemande, elle s'était entendue répondre d'un ton à l'avenant : « Vous êtes de la famille ? » qui avait stoppé net toute velléité d'aller plus loin. Jean Barnabé lui avait envoyé un texto « Des nouvelles? » auquel elle n'avait pu répondre qu’évasivement.

 

Cela faisait peut-être une demi-heure qu’elle était là, assise sur une banquette de Moleskine fatiguée, le regard dans le vague, face à la porte vitrée automatique qui s'ouvrait et se fermait incessamment, quand apparut dans son cadre la femme qu'elle haïssait le plus au monde en ce moment précis et son chevalier servant... Si aux courses elle n'avait pas obtenu toutes les preuves qui l’auraient confortée dans son idée, une petite lumière interne lui murmurait « c'est elle, c'est elle ! »;

 

Ils se dirigèrent vers le « desk ». Bérengère l'entendit demander en français si Juan Bautista Martinez avait été admis dans les services de l'hôpital. Bérengère fut surprise, et même ulcérée, alors qu'on lui avait demandé suspicieusement si elle était de la famille, que la question ne fut pas réitérée par la pseudo lanceuse de marteau ouzbekistane à l'adresse du couple. Le bruit de la porte qui s'ouvrait à nouveau couvrit le reste de l'échange.

 

Puis, le couple vint s'asseoir sur la banquette vis-à-vis de celle qu'occupait Bérengère. Ils continuaient de deviser tantôt en français ou en anglais et même parfois en allemand et, malgré le déploiement d’efforts qu'elle mettait en œuvre, Bérengère était incapable de retranscrire dans la langue de Molière un début de quoi que ce soit. Mais son instinct ne l'avait pas trompée et elle savait maintenant que c'était avec elle que l'élu de son cœur s'était roulé dans le stupre et la luxure ce fameux dimanche soir en Pologne. Elle la détestait avec une intensité si forte que le regard fixe qu'elle portait sur elle finit par détourner Ana de sa conversation. Ana releva la tête et arrêta net de parler comme transpercée par le regard de Bérengère qui ne lâchait pas sa proie du regard.

 

Le face-à-face aurait pu durer longtemps et c'est la porte battante qui y coupa court en s’ouvrant et laissant apparaître la blouse blanche et le stéthoscope d'un médecin à l'air fatigué.

 

« Des précisions pour ceux qui attendent pour Monsieur Martinez » dit-il en cherchant par un regard circulaire les proches concernés.

 

Les trois personnes quittèrent leurs séants pour boire les paroles du praticien :

« Vous ne pourrez pas le voir ce soir car nous l'avons plongé dans un coma artificiel pour mieux gérer sa récupération, et, sauf complication particulière, une fois l'hématome résorbé tout devrait rentrer dans l'ordre petit à petit. Mes collègues et moi sommes réservés, mais pas pessimistes. »

 

À cet instant précis, Bérengère était déchirée entre deux sentiments extrêmes pour la même personne… l'amour et la haine. Le sentiment de s’être fait flouer lui faisait mal au point d’envisager exercer la pire vengeance sur Juan Bautista mais elle ne souhaitait pas cette punition là. Cet accident était à ses yeux une forme de justice immanente dont elle ne voulait pas.

Elle voulait fomenter elle-même une vengeance à la hauteur du déchirement qui lui arrachait les boyaux pour que Juan Bautista sache d'où cela venait et pourquoi.

 

En même temps, elle aurait voulu le tenir dans ses bras, lui prodiguer tous les soins possibles et imaginables pour lui faire sentir tout l'amour sincère et véritable qu'elle aurait à lui donner. Solitaire et perdue dans ses pensées, elle quitta les lieux, les odeurs d'hôpital et cette blonde à qui elle aurait voulu faire du mal, lasse d'être contrariée de ne rien pouvoir faire alors qu'elle sentait sur elle le regard dédaigneux de cette polonaise de malheur.